3
Traz se réveilla. Il jeta un coup d’œil penaud à Reith et bondit précipitamment sur ses pieds. Reith se leva à son tour et tous deux se remirent en marche. Tacitement, ils avaient pris la direction du nord-ouest.
C’était le milieu de la matinée. Le soleil était un disque de cuivre terni dans le ciel couleur ardoise. L’air était agréablement frais et, pour la première fois depuis son arrivée sur Tschaï, Reith avait bon moral. Ses fractures étaient guéries, il avait récupéré son matériel, il savait en gros où se trouvait la vedette : la situation s’était considérablement améliorée.
Ils avançaient régulièrement à travers la steppe. Derrière eux, la forêt n’était plus qu’une indistincte masse sombre. Ailleurs, l’horizon était vide. Après le repas de midi, ils firent la sieste. Ils se réveillèrent en fin d’après-midi et repartirent.
Le soleil s’enfonça dans un banc de nuages bas, illuminant son sommet de reflets cuivrés semblables à une tapisserie de lumière. La steppe n’offrait aucun abri. Faute de mieux, ils continuèrent leur chemin.
La nuit fut tranquille et paisible. Seule la plainte des molosses brisa son silence, mais les fauves, qui se trouvaient à l’est, ne cherchèrent pas noise aux deux fuyards.
Le lendemain, ils terminèrent les provisions solides et liquides dont Traz s’était muni et, pour subsister, ils commencèrent à manger des cosses d’herbe à pèlerin et de boire la sève que recelaient les racines du watak. La saveur des premières était douceâtre, celle de la seconde était acre.
Au matin du troisième jour, ils virent un point blanc dans le ciel, à l’ouest. Traz s’aplatit derrière un maigre buisson et fit signe à son compagnon de l’imiter.
— Les Dirdir ! Ils sont en chasse !
Reith sortit son sondoscope et le pointa sur l’objet. Appuyé sur ses coudes, il manœuvra la molette d’amplification et poussa jusqu’à cinquante diamètres. C’était la limite extrême : au-delà, la vibration de l’air rendait l’image floue. Il discerna une sorte de longue coque plate hérissée de pointes élancées et d’étranges volutes. Selon toute apparence, la découpe de l’engin répondait à des préoccupations plus esthétiques qu’utilitaires. Sous la carène étaient pelotonnées quatre pâles silhouettes mais il était impossible de savoir s’il s’agissait de Dirdir et d’Hommes-Dirdir. L’appareil suivait une route approximativement parallèle à celle de Reith et de Traz. Il passa à quelques kilomètres d’eux. Reith remarqua la tension de son compagnon.
— Qu’est-ce qu’ils chassent ? s’enquit-il.
— Des hommes.
— Pour le sport ?
— Pour le sport, oui. Mais aussi pour les manger. Ils sont anthropophages.
— J’aimerais bien avoir cet engin volant, fit rêveusement Reith.
Et, sourd aux protestations frénétiques du jeune garçon, il se leva. Mais le vaisseau volant des Dirdir disparut au nord.
Traz se détendit, sans cesser cependant de scruter le ciel.
— Parfois, ils volent très haut jusqu’à ce qu’ils repèrent un guerrier isolé. Alors, ils fondent sur lui comme des rapaces pour le prendre au lasso ou l’attaquer avec des épées électriques.
Ils reprirent leur route, toujours vers le nord-ouest. Quand vint le crépuscule, la nervosité de Traz se manifesta de nouveau sans que Reith en trouvât la raison, encore que le paysage eût quelque chose de particulièrement fantasmagorique. Le soleil, voilé de brume, était pâle et rabougri et sa lueur blafarde baignait l’immensité de la steppe d’une teinte livide. Ils ne voyaient rien sinon leurs ombres démesurées qui s’étiraient derrière eux, mais Traz s’arrêtait fréquemment pour se retourner.
— Que cherches-tu ? lui demanda finalement Reith.
— Quelque chose nous suit.
— Oh ? (Reith fit volte-face à son tour et son regard balaya l’étendue.) Qu’est-ce qui te fait dire cela ?
— C’est une impression que j’ai.
— Et qu’est-ce qui pourrait nous suivre ?
— Les Pnumekin, qui se déplacent sans se montrer. Ou peut-être les molosses de la nuit.
— Les Pnumekin… Ce sont des hommes, n’est-ce pas ?
— En un sens oui. Ce sont les espions des Pnume, leurs émissaires. On dit qu’il y a sous la steppe des boyaux avec des entrées secrètes. Qui sait si ce buisson n’en dissimule pas une !
Reith contempla le buisson que Traz désignait mais le végétal avait l’air parfaitement anodin.
— Est-il à craindre qu’ils nous fassent du mal ?
— Non… sauf si les Pnume veulent nous voir morts. Mais comment savoir ce que veulent les Pnume ? Il est plus vraisemblable que les molosses de la nuit sont en avance.
Reith fouilla la steppe à l’aide de son sondoscope mais ne remarqua rien.
— Ce soir, il vaudrait mieux faire un feu, dit Traz.
Le soleil disparut dans une apothéose de pourpres, de mauves et de bistres. Les deux fugitifs firent provision de broussailles et allumèrent un feu.
Son instinct n’avait pas trompé Traz. Quand les ténèbres eurent succédé au crépuscule, un faible gémissement s’éleva à l’est. Un autre lui répondit au nord. Puis un troisième au sud. Le jeune garçon arma sa catapulte.
— Ils n’ont pas peur du feu, expliqua-t-il à Reith. Mais ils sont assez intelligents pour ne pas s’approcher de la lumière. D’après certains, ce sont des sortes de bêtes pnume.
Les molosses de la nuit les encerclèrent sans dépasser la limite de la zone éclairée par les flammes. Ce n’étaient que des silhouettes obscures et, parfois, on voyait briller d’un éclair livide une paire d’yeux blancs.
Traz tenait son arme prête. Reith sortit son pistolet de son sac et sa cellule énergétique. Le premier lançait de minuscules dards explosifs et sa précision était bonne dans un rayon d’une cinquantaine de mètres. La cellule servait à plusieurs fins. Le cristal serti à l’une de ses extrémités pouvait émettre soit un faisceau, soit un flot de lumière quand on pressait le bouton. Une prise permettait de recharger le sondoscope et le transcom. À l’autre bout, elle était munie d’une détente susceptible de libérer un torrent d’énergie brute. Seulement, cela mettait sérieusement à mal ses réserves et Reith n’entendait se servir de ce moyen de défense qu’à la toute dernière extrémité. Il était résolu à ne lâcher une décharge sur les bêtes qui les assiégeaient que si cela s’avérait absolument nécessaire.
Une silhouette s’approcha. Traz fit parler sa catapulte. Le coup fit mouche : le fauve bondit à une très grande hauteur en poussant un mugissement sourd. L’adolescent rechargea son arme et jeta une brassée de broussailles dans le feu. Les molosses s’agitèrent avec inquiétude et se mirent à tourner en rond.
— Bientôt, ils vont charger, fit Traz d’une voix lugubre. Nous pouvons déjà nous considérer comme des cadavres. À six, on peut contenir les molosses de la nuit. Mais si l’on est seulement cinq, on est à peu près sûr d’y passer.
Reith empoigna à contrecœur sa cellule énergétique et attendit. La danse des molosses, dont on voyait tressauter les ombres, se rapprochait. Il visa, actionna la détente après avoir réglé le faisceau à la moitié de sa puissance. Les fauves survivants exhalèrent des hurlements d’horreur. Reith fit le tour du feu de camp pour terminer la besogne, mais les nocturnes avaient fui. Bientôt, leurs glapissements de douleur retentirent au loin.
Traz et Reith montèrent la garde à tour de rôle. Tous deux étaient sûrs d’avoir fait preuve de la plus grande vigilance, mais, lorsqu’ils allèrent examiner les cadavres, au matin, il n’en restait plus un seul.
— Ce qu’ils sont rusés, ces animaux-là ! s’exclama Traz avec une sorte d’émerveillement. Il paraît qu’ils racontent aux Pnume tout ce qui se passe dans la steppe.
— Et alors ? Les Pnume tiennent-ils compte de ces informations pour agir ?
Traz eut un haussement d’épaules indécis.
— Quand quelque chose de terrible se produit, il est préférable d’admettre que c’est l’œuvre des Pnume.
Reith regarda tout autour de lui, se demandant où les Pnume, les Pnumekin, voire les molosses de la nuit, pouvaient bien se cacher. À perte de vue, la steppe que baignait la lueur sépia de l’aube était vide.
Ils mangèrent des cosses d’herbe à pèlerin et burent de la sève de watak, puis se remirent en route, toujours vers le nord-ouest.
À la fin du jour, ils aperçurent devant eux un imposant amas de décombres couleur de grisaille dans lequel Traz reconnut une ville en ruine où ils pourraient trouver un abri contre les molosses de la nuit – au risque de tomber sur des bandits, des Chasch Verts ou des Phung. Traz lui décrivit ces derniers comme une espèce unique d’êtres bizarres analogues aux Pnume, à ceci près qu’ils étaient plus grands et possédaient un don aberrant qui faisait d’eux des créatures terrifiantes, même aux yeux des Chasch Verts.
Tout en s’approchant de la cité en ruine, Traz raconta à son compagnon des histoires sinistres au sujet des Phung et de leurs macabres coutumes.
— Cependant, il se peut que les ruines soient désertes. Il faut avancer prudemment.
— Qui a construit ces antiques cités ?
Traz haussa les épaules.
— Nul ne le sait. Peut-être les Vieux Chasch. Peut-être les Chasch Bleus. Peut-être les Hommes Gris, bien que personne ne le croie vraiment.
Reith fit le bilan de ce qu’il savait des races de Tschaï et de leurs associés humains. Il y avait les Dirdir et les Hommes-Dirdir ; les Vieux Chasch, les Chasch Verts, les Chasch Bleus et les Hommes-Chasch ; les Pnume et leurs dérivés humains, les Pnumekin ; les hommes des marais à la peau jaune, diverses tribus nomades, les fabuleux « Hommes d’Or » et, maintenant, les « Hommes Gris ».
— Il y a encore les Wankh et les Hommes-Wankh, précisa Traz. Ils habitent de l’autre côté de la planète.
— Comment toutes ces races sont-elles venues sur Tschaï ?
C’était une question de pure forme : Reith savait que Traz serait incapable d’y répondre. Et, effectivement, l’adolescent se borna à hausser les épaules.
Ils atteignirent les faubourgs de la cité : des tumulus de décombres, des fragments de dalles de ciment, des éclats de verre. Traz s’arrêta net, l’air inquiet, pencha la tête et arma sa catapulte. Reith examina les environs. Il ne vit rien de menaçant et tous deux pénétrèrent au cœur des vestiges de la ville. Les édifices, qui avaient jadis été de somptueuses demeures et des palais grandioses, étaient affaissés, écroulés. Il ne restait plus que quelques colonnes blanches, quelques montants, quelques piédestaux griffant le ciel obscur. Et, entre ces piliers, des plates-formes, des esplanades de pierre et de ciment dégradées par le vent.
Au milieu de la place centrale glougloutait une fontaine qu’alimentait quelque source ou quelque puits souterrain. Traz s’en approcha avec la plus grande circonspection.
— Comment se fait-il qu’il n’y ait pas de Phug ? murmura-t-il.
Et il fouilla du regard les débris de maçonnerie. Reith goûta l’eau. Puis il but. Mais Traz n’approcha pas.
— Un Phung est passé par là.
Reith ne décelait aucune trace d’un intrus.
— Qu’en sais-tu ?
Traz eut un haussement d’épaules hésitant ; il se refusait à s’étendre sur quelque chose d’aussi évident. D’ailleurs, une affaire plus importante requérait son attention : il scruta le ciel d’un air peu assuré. Il sentait quelque chose qui échappait totalement à Reith. Soudain, il leva le bras.
— Le vaisseau des Dirdir !
Tous deux se réfugièrent sous une corniche de béton en saillie et, quelques instants plus tard, l’engin volant glissa au-dessus d’eux, si proche que l’air éjecté par ses répulseurs les gifla. L’appareil décrivit un vaste cercle et, à quelque deux cents mètres d’altitude, se mit à planer au-dessus de la place.
— C’est curieux, souffla Traz. On dirait presque qu’ils savent que nous sommes là.
— Peut-être explorent-ils la surface avec un détecteur à infrarouge, murmura Reith. Sur la Terre, nous savons repérer un homme rien que par la chaleur de ses empreintes.
Le vaisseau volant mit le cap à l’ouest, puis, accélérant, s’éloigna et disparut. Traz et Reith sortirent de leur cachette. Reith but encore, appréciant la fraîcheur et la limpidité de l’eau : il y avait trois jours qu’il était au régime de la sève de watak. Traz, quant à lui, préféra chasser les gros insectes ressemblant à des cafards qui grouillaient dans les ruines. Il les dépouillait de leurs carapaces avec dextérité et les dégustait voluptueusement. Reith n’avait pas assez faim pour se joindre à lui.
Le soleil se coucha derrière les colonnes brisées et les arches éclatées. Une brume couleur pêche flottait sur la steppe, annonciatrice d’un changement de temps à en croire Traz. Reith proposa que tous deux s’abritassent sous un saillant pour se protéger de la pluie, mais Traz ne voulut rien savoir :
— Les Phung repéreraient notre odeur !
Il choisit un piédestal qui dominait les gravats du haut de ses dix mètres pour passer la nuit en sécurité. Reith contempla d’un œil morne les nuages qui s’amoncelaient, venant du sud, mais ne discuta pas. Tous deux ramassèrent des branchages et des feuilles pour se faire un lit en haut de leur refuge.
Le soleil bascula derrière l’horizon et l’obscurité enveloppa l’antique cité. Un homme errait sur la place, vacillant de fatigue. Il se précipita vers la fontaine et but avidement.
Reith sortit son sondoscope. L’inconnu était grand et maigre ; il avait de longs bras et de longues jambes, un visage étiré au teint brouillé, un crâne chauve, des yeux ronds, un nez pas plus gros qu’un bouton de bottine, des oreilles minuscules. Ses vêtements roses, bleus et noirs, jadis élégants, étaient en lambeaux ; il était coiffé d’un extravagant assemblage de pompons roses et de rubans noirs.
— Un Homme-Dirdir ! fit Traz à voix basse en épaulant sa catapulte.
Reith s’insurgea :
— Attends ! Que veux-tu faire ?
— Le tuer, bien entendu.
— Il ne nous a fait aucun mal. Pourquoi ne pas laisser la vie sauve à ce pauvre diable ?
— C’est parce qu’il n’en a pas eu l’occasion, grommela le garçon.
Mais il abaissa sa catapulte. L’Homme-Dirdir, tournant le dos à la fontaine, examina la petite place avec attention.
— On dirait qu’il est perdu, murmura Reith. Je me demande si ce n’était pas après lui qu’en avaient les Dirdir. Peut-être est-ce un fugitif ?
— Peut-être, fit Traz avec un haussement d’épaules. Va-t’en savoir !
L’Homme-Dirdir, qui paraissait exténué, traversa l’esplanade et s’installa à quelques mètres du piédestal. S’enveloppant dans ses haillons, il s’allongea pour dormir. Traz grommela quelque chose d’indistinct, s’étendit sur son matelas de feuillage et sombra instantanément dans le sommeil. Reith, contemplant la vieille cité, se prit à rêver sur le destin extraordinaire qui était le sien…
Az se leva à l’est, teintant la brume d’un rose blafard qui baignait les vieilles rues d’une étrange luminescence. Le spectacle était impressionnant et fascinant. C’était un décor irréel, un fantasmagorique paysage de rêve. Bientôt, Braz surgit à son tour dans le ciel. Les colonnes brisées et les édifices éboulés avaient maintenant deux ombres. À l’extrémité d’une avenue se dressait une silhouette évoquant une statue dans l’attitude d’un penseur, et Reith s’étonna de ne pas l’avoir remarquée plus tôt. C’était une silhouette dégingandée de plus de deux mètres de haut. Les jambes légèrement écartées, la tête inclinée comme si le personnage méditait profondément, une main sous le menton, l’autre derrière le dos. Il était coiffé d’un chapeau au bord rabattu, vêtu d’un manteau flottant sur ses épaules et ses jambes paraissaient prises dans des bottes. Reith l’examina en redoublant d’attention. Etait-ce bien une statue ? Pourquoi cette immobilité totale ?
Il prit son sondoscope. Le visage de la créature était dans l’ombre, mais, en travaillant sa mise au point, en jouant du zoom et en augmentant la luminosité, Reith réussit à distinguer plus nettement la haute silhouette efflanquée. Ses traits, mi-humains, mi-insectoïdes, étaient figés en une grimace pétrifiée. Toutefois, Reith constata que la bouche bougeait lentement. La créature fit un pas furtif en avant et reprit son immobilité. Puis elle leva un bras dans un geste menaçant dont la raison échappa au Terrien.
Traz, qui s’était réveillé, suivit son regard et s’exclama :
— Un Phung !
L’être pivota sur lui-même comme s’il avait entendu et fit de nouveau deux pas de côté. On aurait dit qu’il dansait.
— Ils sont déments, murmura Traz. Ce sont des démons fous.
L’Homme-Dirdir ne s’était pas encore rendu compte de la présence du Phung. Maussade il s’enveloppa plus confortablement dans ses haillons. Le Phung eut un mouvement de surprise joyeuse et, en trois bonds, il alla se poster à quelques mètres de l’Homme-Dirdir, qui continuait de triturer ses vêtements. Il s’immobilisa de nouveau, se baissa, ramassa quelques graviers et, allongeant un bras démesuré, en laissa tomber un sur l’Homme-Dirdir.
Ce dernier sursauta mais, ne voyant toujours pas le Phung, il se réinstalla. Reith grimaça et lança à haute voix :
— Eh !
Traz émit un sifflement de consternation. La réaction du Phung fut comique : il sauta en arrière et se retourna vers le piédestal en levant les bras dans une extravagante mimique d’étonnement. L’Homme-Dirdir se mit à genoux. La vue du Phung le paralysa d’horreur.
— Pourquoi as-tu fait ça ? s’exclama Traz. Il se serait contenté de l’Homme-Dirdir !
— Abats-le avec ta catapulte.
— Les traits ne peuvent pas le toucher, les épées ne peuvent pas le blesser.
— Vise à la tête.
Traz poussa un soupir de désespoir mais épaula néanmoins son arme et tira. La flèche jaillit mais, au dernier moment, la face livide se détourna et le projectile heurta un arc-boutant de pierre.
Le Phung ramassa un fragment de rocher, balança le bras et le lança avec une force stupéfiante. Traz et Reith s’aplatirent. La pierre tomba derrière eux et vola en éclats. Sans perdre davantage de temps, Reith pointa son pistolet et appuya sur la détente. Il y eut un déclic, un chuintement. Le dard s’enfonça dans le thorax du Phung et explosa. La créature fut soulevée dans les airs ; elle émit un cri d’effroi et retomba mollement.
Les doigts de Traz s’enfoncèrent dans l’épaule de Reith.
— Tue l’Homme-Dirdir ! Vite ! Avant qu’il ne s’enfuie !
Reith descendit du piédestal et l’Homme-Dirdir tira son épée, apparemment, il n’avait pas d’autre arme. Reith rengaina son pistolet et leva la main.
— Remets ton épée au fourreau. Nous n’avons pas de raison de nous battre.
L’Homme-Dirdir, étonné, recula d’un pas.
— Pourquoi as-tu tué le Phung ?
— Parce qu’il s’apprêtait à te tuer, tout simplement.
— Mais nous ne nous connaissons pas ! Et vous… (l’Homme-Dirdir scruta la pénombre)… vous êtes des sous-hommes. Songerais-tu à me tuer toi-même ? En ce cas…
— Non. Je veux seulement avoir des informations. Après, en ce qui me concerne, tu pourras t’en aller.
L’Homme-Dirdir grimaça.
— Tu es aussi fou que les Phung. Mais pourquoi chercherais-je à te faire agir différemment ? (Il s’avança pour examiner Reith et Traz de plus près.) Habitez-vous ici ?
— Non, nous sommes des voyageurs.
— Eh bien, connaîtriez-vous un endroit convenable où je pourrais passer la nuit ?
Reith tendit le bras vers le piédestal.
— Tu n’as qu’à faire comme nous : grimpe là-haut.
L’Homme-Dirdir fit claquer ses doigts avec humeur.
— Je n’en ai vraiment aucune envie ! D’ailleurs, il va peut-être pleuvoir. (Il se tourna vers l’auvent sous lequel il s’était abrité, puis son regard se posa sur le cadavre du Phung.) Vous êtes des gens bien obligeants, dociles et intelligents. Comme vous pouvez vous en rendre compte, je suis fatigué et j’ai absolument besoin de repos. Puisque vous êtes là, j’aimerais que vous montiez la garde pendant que je dormirai.
— Tue cette brute immonde ! murmura Traz avec fougue.
L’Homme-Dirdir s’esclaffa. Son rire était un curieux gloussement étranglé.
— Voilà qui est plus conforme à la mentalité d’un sous-homme ! (Et, se tournant vers Reith :) Mais toi, tu es un singulier personnage. Je n’arrive pas à te situer. Sans doute es-tu un hybride étranger ? D’où viens-tu donc ?
Reith était parvenu à la conclusion que moins il attirerait l’attention sur lui, mieux cela vaudrait, et il était décidé à faire désormais le silence sur ses origines terriennes. Mais Traz, piqué au vif par le ton condescendant de l’Homme-Dirdir, s’écria :
— Il n’est pas d’ici ! Il vient de la Terre. C’est un monde lointain, la patrie des hommes véritables… comme moi. Toi, tu es un monstre !
L’Homme-Dirdir hocha la tête d’un air de reproche.
— Quel couple de fous ! Mais comment s’attendre à autre chose ?
Mécontent que Traz eût avoué la vérité, Reith se hâta de changer de sujet :
— Que fais-tu ici ? Était-ce toi que le navire volant des Dirdir recherchait ?
— Je le crains. Mais ils ne m’ont pas repéré, j’ai pris soin de m’en assurer.
— Tu es un fugitif ?
— Exactement.
— Quel crime as-tu commis ?
— Parlons d’autre chose. Tu ne comprendrais pas. C’est au delà de tes facultés.
Reith, plus amusé que vexé, se dirigea de nouveau vers le piédestal.
— J’ai l’intention de dormir. Si tu souhaites vivre jusqu’à demain matin, je te conseille de t’installer en hauteur pour être hors d’atteinte des Phung.
— Ta sollicitude m’intrigue, répliqua sèchement l’Homme-Dirdir.
Reith garda le silence. Traz et lui remontèrent sur leur piédestal tandis que l’Homme-Dirdir en escaladait précautionneusement un autre, tout proche.
La nuit s’écoula. Les nuages s’amoncelèrent dans le ciel mais ils n’éclatèrent pas. L’aube pointa imperceptiblement. Bientôt, une lueur couleur d’eau sale baigna le décor. Le piédestal de l’Homme-Dirdir était vide et Reith pensa que l’indigène avait décampé. Traz et lui firent du feu au milieu de la place pour se réchauffer. C’est alors que l’Homme-Dirdir réapparut.
Voyant que les deux voyageurs ne lui manifestaient pas d’hostilité, il avança pas à pas et finit par s’immobiliser à une quinzaine de mètres d’eux, arlequin dégingandé au costume en haillons. Traz, la mine renfrognée, attisa le feu, mais Reith fit preuve de civilité :
— Tu peux te joindre à nous si le cœur t’en dit.
— Quelle erreur ! murmura Traz. Il nous fera un mauvais parti. Ces créatures sont hypocrites et pleines de morgue. De plus, ce sont des mangeurs d’hommes.
Reith, qui avait oublié ce détail, examina l’Homme-Dirdir en fronçant le sourcil. Pendant un moment, ce fut le silence. Puis, l’Homme-Dirdir tenta de le briser :
— Plus j’observe ton comportement, ton costume et ton équipement, plus je suis perplexe. D’où disais-tu que tu étais originaire ?
— Je n’ai rien dit, répondit Reith. Mais je te retourne la question.
— Ce n’est pas un secret. Je suis Ankhe at afram Anacho, né homme à Zumberwal, dans la Quatorzième Province. À présent, criminel et fugitif, je ne compte guère plus que vous et je ne prétends pas le contraire. Et nous voilà réunis, trois vagabonds crasseux autour d’un feu.
Traz émit un vague grognement, mais Reith, qui trouvait rafraîchissant le ton frivole de l’Homme-Dirdir – mais était-ce bien de la frivolité ? – demanda :
— Quel crime te reproche-t-on ?
— Il te sera difficile de le comprendre. En gros, j’ai traité par le mépris les petits profits d’un certain Enze Edo Ezdowirram, qui m’a signalé à l’attention de la Prime Race. Me fiant à mon ingéniosité, je me suis refusé à me corriger. Et j’ai aggravé mon premier crime en le renouvelant une bonne douzaine de fois. Finalement, dans un moment de colère, j’ai éjecté Enze Edo hors de son siège alors que nous survolions la steppe. (Ankhe at afram Anacho eut un geste aimablement fataliste.) En définitive, j’ai réussi à échapper aux Dérogateurs. Et me voilà ici, sans plan et sans ressources en dehors de mon…
Il utilisa un mot intraduisible évoquant tout à la fois l’idée de supériorité intrinsèque, d’élan intellectuel et des avantages découlant inévitablement de ces qualités.
Traz eut un reniflement méprisant et partit en chasse : il fallait manger. Anacho, qui l’observait en dissimulant son intérêt, ne tarda pas à le rejoindre d’un pas nonchalant. Et tous deux se mirent à courir au milieu des décombres pour attraper des insectes qu’ils dévoraient avec appétit. Reith se contenta d’une poignée d’herbe à pèlerin.
Une fois repu, l’Homme-Dirdir revint vers lui et se prit à étudier ses vêtements et son équipement.
— Ce garçon, me semble-t-il, a parlé de la Terre… une planète lointaine. (Il tapota son embryon de nez du bout du doigt – un doigt blanc et démesuré.) Je le croirais presque si tu n’avais pas un physique de sous-homme ; ce qui rend cette hypothèse absurde.
— La Terre est le berceau des hommes, dit Traz non sans quelque hauteur. Nous sommes des hommes véritables. Toi, tu es un monstre !
Anacho décocha à l’adolescent un regard intrigué.
— Qu’est-ce que cela veut dire ? Serait-ce le dogme d’un nouveau culte des sous-hommes ? Pour moi, cela ne fait pas la moindre différence.
— Explique-nous, l’exhorta Reith d’une voix doucereuse, comment les hommes sont-ils arrivés sur Tschaï ?
Anacho eut un geste désinvolte.
— C’est une histoire bien connue et sans aucun mystère. Le Grand Poisson a pondu un œuf sur Sibol, son monde natal. L’œuf a échoué sur la plage de Remura. L’une de ses moitiés roula sous la lumière du soleil et elle devint le Dirdir. L’autre était à l’ombre et donna naissance à l’Homme-Dirdir.
— Intéressant. Mais qu’en est-il des Hommes-Chasch ? De Traz ? Et de moi-même ?
— L’explication est parfaitement claire et je m’étonne de ta question. Il y a cinquante mille ans, les Dirdir, quittant Sibol, sont venus sur Tschaï. Au cours des guerres qui s’ensuivirent, les Vieux Chasch ont capturé des Hommes-Dirdir, d’autres furent pris par les Pnume, puis par les Wankh. Les prisonniers sont devenus respectivement les Hommes-Chasch, les Pnumekin et les Hommes-Wankh. Les fugitifs, les criminels, les rebelles et les aberrations biologiques qui trouvèrent asile dans les marais se sont croisés pour donner les sous-hommes. Et voilà.
Traz regarda Reith.
— Parle donc de la Terre à cet imbécile. Fais-lui toucher du doigt son ignorance.
Mais Reith se contenta de rire.
De nouveau, Anacho lui adressa un coup d’œil qui le jaugeait.
— Tu es un spécimen unique, c’est indiscutable. Où vous rendez-vous ?
Reith tendit la main vers le nord-ouest.
— À Pera.
— La Cité des Âmes Perdues, par-delà la Steppe Morte ? Vous n’y arriverez jamais. Les Chasch Verts la sillonnent.
— Il n’y a pas moyen de les éviter ?
Anacho haussa les épaules.
— Des caravanes vont à Pera.
— Où se trouve la route qu’elles empruntent ?
— Un peu au nord. Pas très loin.
— Eh bien, nous ferons le chemin avec une caravane.
— Au risque d’être capturés et vendus comme esclaves ? Les maîtres de caravane sont dépourvus de scrupules, la chose est notoire. Pourquoi désires-tu tellement te rendre à Pera ?
— Pour des raisons qui me regardent. Et toi, quels sont tes plans ?
— Je n’en ai pas. Je suis un vagabond, tout comme toi. Si tu n’y vois pas d’inconvénients nous ferons route ensemble.
— Si tu veux, répondit Reith sans prêter attention à l’exclamation dégoûtée de Traz.
Le trio se mit en marche. L’Homme-Dirdir discourait à bâtons rompus ; Reith trouvait ses propos amusants, parfois édifiants, et Traz feignait de ne rien entendre. À midi, ils arrivèrent au pied d’une série de petites collines. Traz tua d’un coup de catapulte un ruminant dont la silhouette évoquait une raie. On alluma un feu pour faire cuire l’animal à la broche. Le repas fut succulent.
— Est-il vrai que vous mangez de la chair humaine ? s’enquit Reith auprès de l’Homme-Dirdir.
— Bien sûr. Ce peut être une viande d’une rare tendreté. Mais inutile de t’inquiéter : contrairement aux Chasch, les Dirdir et les Hommes-Dirdir ne sont pas des gloutons impénitents.
Ils gravirent les collines couvertes de petits arbres au feuillage gris et bleu dont les branches portaient de lourds fruits rouges que Traz déclara empoisonnés. Finalement, ils arrivèrent au sommet. De là, on dominait la Steppe Morte : une immensité plate et grise sans autres signes de vie que des touffes de genêts épineux et d’herbe à pèlerin. Devant eux s’étirait une piste creusée de deux larges ornières. Venant du sud-est, elle suivait la base du plateau et, à quelque cinq kilomètres de là, contournait un amas de pitons et d’affleurements rocheux qui se dressaient comme des dolmens avant de se perdre dans la steppe. Une seconde piste, qui franchissait une brèche s’ouvrant dans les collines, filait vers le sud et une troisième s’enfonçait en direction du nord-est.
Traz examina ces espèces de dolmens en plissant les yeux et les désigna de la main.
— Regarde par là avec ton instrument.
Reith prit son sondoscope et le braqua sur les rochers.
— Qu’est-ce que tu vois ?
— Des bâtiments. Peu nombreux. Ce n’est même pas un village. Je distingue des emplacements de batteries.
— Ce doit être le dépôt de Kazabir où s’effectuent les transbordements, fit Traz d’une voix songeuse. Les canons sont destinés à protéger les caravanes des Chasch Verts.
— Il y a peut-être une auberge ! s’exclama l’Homme-Dirdir avec excitation. Venez ! je meurs d’envie de prendre un bain. Je ne me suis jamais senti aussi sale de ma vie !
— Comment allons-nous payer ? demanda Reith. Nous n’avons ni argent ni marchandises à échanger.
— Ne t’inquiète pas. J’ai suffisamment de sequins pour nous trois. Nous autres, gens de la Seconde Race, ne sommes pas des ingrats et tu m’as rendu un grand service. Ce garçon lui-même aura droit à un repas civilisé, ce qui ne lui est sans doute encore jamais arrivé.
Traz décocha un coup d’œil flamboyant à l’Homme-Dirdir et prépara une riposte hautaine, mais, notant l’air amusé de Reith, il parvint à grimacer un sourire aigrelet.
— Nous ferions mieux de partir. L’endroit est dangereux. C’est une position avantageuse pour les Chasch Verts. Tu vois ces traces ? Ils viennent par là pour surveiller les caravanes. (Il désignait une ligne grise et irrégulière au sud.) En voici d’ailleurs une qui approche.
— Dans ce cas, mieux vaut nous dépêcher de gagner l’auberge pour nous installer avant qu’elle ne soit là. Passer une nouvelle nuit dans la steppe ne me tente pas.
La limpidité de l’air de Tschaï et l’immensité des horizons rendaient difficile l’évaluation des distances. Lorsque le trio fut arrivé au bas de la colline, la caravane s’était déjà engagée sur la piste. Elle était composée de soixante à soixante-dix grands chariots, si hauts qu’ils paraissaient toucher le ciel, qui avançaient lourdement en oscillant sur leurs six roues, chacune avait deux mètres de diamètre. Certains chariots possédaient des moteurs, d’autres étaient tirés par des animaux patauds au pelage gris dont la tête minuscule était effacée par les yeux et par le groin.
Les trois voyageurs regardèrent passer la caravane. Elle était précédée de trois éclaireurs ilanths fiers comme des rois sur leurs chevaux-sauteurs ; ils étaient grands, avaient de larges épaules, une taille étroite et leurs traits étaient acérés. Leur épiderme était d’un jaune lumineux et leurs cheveux aile-de-corbeau, ornés de plumes raides, luisaient de laque. Ils étaient coiffés de hauts casques pointus, surmontés de crânes humains sans mâchoires inférieures, derrière lesquels leurs plumes tressautaient avec désinvolture. Leur armement se composait de grandes épées souples, analogues à celles des Emblèmes, de pistolets passés dans la ceinture et de dagues logées dans les bottes. Ils se contentèrent de jeter un coup d’œil dépourvu de curiosité à Reith et à ses compagnons.
Ce fut ensuite le tour des chariots. Les uns débordaient de ballots et de paquets ; sur les autres s’entassaient des cages où étaient enfermés au petit bonheur des enfants, de jeunes hommes et de jeunes femmes à l’expression hébétée. À intervalles réguliers – tous les six véhicules – il y avait un affût de canon et ses servants – des hommes à la peau grise vêtus d’un pourpoint noir et portant un casque de cuir. Les canons, des tubes courts à la gueule large, étaient probablement des engins à champ propulseur. Il y en avait d’autres, plus effilés et aux flancs desquels étaient fixés des réservoirs ; Reith supposa que c’étaient des lance-flammes.
— C’est la caravane que nous avons rencontrée au gué de l’Ioba, dit-il à Traz.
L’adolescent le confirma d’un hochement de tête maussade.
— Si nous l’avions capturée, je porterais encore Onmale. Mais je ne regrette rien. Jamais je n’ai connu un fardeau aussi lourd qu’Onmale. La nuit, il me parlait à voix basse.
Une douzaine de chars transportaient des pavillons de bois sombre de trois étages agrémentés de coupoles, de balcons et de vérandas ombragées. Reith les regardait avec envie. Voilà une façon confortable de parcourir les steppes de Tschaï ! L’un de ces véhicules, encore plus massif que les autres, servait de support à une maison aux fenêtres barrées dont les portes étaient consolidées par des plaques de fer. La plateforme avant était munie d’un épais grillage métallique. C’était une véritable cage. Une jeune femme se tenait là, regardant droit devant elle. Sa beauté était si extraordinaire qu’elle semblait avoir une vie propre – comme l’emblème Onmale. Elle était gracile et son épiderme avait la couleur dorée du sable. Ses cheveux noirs flottaient sur ses épaules et son regard d’or bruni avait la limpidité du topaze. Elle était vêtue d’une tunique rouge foncé, d’un pantalon de lin blanc chiffonné et d’une propreté douteuse, et était coiffée d’une petite calotte rose. Quand le chariot passa en cahotant devant les trois voyageurs, elle baissa les yeux sur eux. L’espace d’un instant, son regard croisa celui de Reith, et le Terrien fut frappé par son air mélancolique. Le véhicule s’éloigna. La porte de derrière était ouverte ; une grande femme à l’expression glacée, l’œil étincelant, le cheveu raide et grisonnant, était debout sur le seuil. Sa curiosité piquée au vif, Reith demanda à Anacho de qui il s’agissait, mais l’Homme-Dirdir l’ignorait et n’avait aucune opinion à ce sujet.
Le trio, emboîtant le pas à la caravane, finit par arriver dans la vaste arène sablonneuse que cernait la forteresse des rochers. Le maître de caravane, un petit vieux d’une activité débordante, fit ranger les chariots sur trois rangs : ceux qui étaient chargés de marchandises à proximité du magasin, puis ceux qui transportaient les pavillons et les cages où étaient enfermés les esclaves, enfin les véhicules armés couvrant la steppe.
En face se dressait le caravansérail, un édifice de torchis de deux étages aux murs déclives. La taverne, les cuisines et la salle commune occupaient le rez-de-chaussée ; de petites chambres s’ouvrant sur une véranda s’alignaient au premier. Le tenancier était dans la salle commune. C’était un gaillard corpulent chaussé de bottes noires, ceint d’un tablier marron. Il avait la peau cendreuse. Il examina, en haussant les sourcils, Traz, vêtu du costume nomade, Anacho dont les hardes avaient jadis été élégantes, Reith et son accoutrement de Terrien, mais il accepta sans difficulté de les loger et même de renouveler leur garde-robe.
Les chambres mesuraient deux mètres cinquante sur trois. L’ameublement se composait d’une natte faite de bandelettes de cuir montées sur un cadre de bois, d’une mince paillasse et d’une table sur laquelle étaient posés une cuvette et un pot à eau. Après cette randonnée à travers la steppe, l’installation paraissait presque luxueuse. Reith se lava, se rasa à l’aide du rasoir que contenait sa trousse de survie et enfila ses nouveaux vêtements, dans lesquels, espérait-il, il se ferait moins remarquer : un pantalon bouffant de toile brunâtre, une grossière chemise blanche tissée à la main, un gilet noir à manches courtes. Puis il sortit sur la véranda et contempla le campement. Comme elle lui paraissait loin son existence sur la Terre ! Comparée aux multiples bizarreries de Tschaï, sa vie d’autrefois lui semblait bien plate et bien terne – ce qui ne l’empêchait nullement d’y songer avec nostalgie. Toutefois, force lui était d’avouer que la détresse qui avait été la sienne au début n’était plus aussi poignante. Si précaire qu’elle fût, sa nouvelle existence ne manquait pas de piment et elle était placée sous le signe de l’aventure. Son regard se posa sur le pavillon blindé. La jeune fille qu’il avait vue était prisonnière, c’était l’évidence même. Quel sort l’attendait-il pour qu’elle eût une mine aussi affligée ?
Reith chercha à retrouver le char, mais comment l’identifier au milieu de ce fouillis de véhicules hérissés de bosses, de pointes et d’angles ? C’est aussi bien comme ça, se dit-il. Il avait déjà eu suffisamment d’ennuis : à quoi bon s’inquiéter des avanies d’une esclave qu’il avait entr’aperçue l’espace de cinq secondes ? Il regagna sa chambre.
Il fourra dans ses poches quelques-uns des objets que recelait sa trousse de survie, cacha le reste au fond du pot à eau et descendit dans la salle commune. Traz était assis, droit comme un piquet, sur un banc à l’écart. Quand Reith l’interrogea, il avoua que c’était la première fois qu’il se trouvait dans un endroit de ce genre et qu’il ne voulait pas avoir l’air d’un imbécile. Reith s’esclaffa, lui envoya une grande claque dans le dos et Traz lui décocha un sourire amer.
Anacho fit son entrée. Dans sa tenue de coureur de steppe, il donnait moins l’impression d’être un Homme-Dirdir. Tous trois passèrent au réfectoire, où on leur servit un repas composé de pain et d’un épais brouet noir. Reith se garda de s’enquérir des ingrédients qui avaient servi à le confectionner.
Le souper terminé, Anacho étudia le Terrien d’un air méditatif sous ses paupières à demi baissées.
— Tu as l’intention de rallier Pera ?
— Oui.
— On l’appelle la Cité des Âmes Perdues.
— C’est ce que j’ai cru comprendre.
— C’est, bien sûr, une hyperbole, reprit Anacho sur un ton dégagé. L’« Âme » est un concept contestable. La théologie dirdir est subtile et je ne la discuterai pas, sinon pour remarquer… Mais mieux vaut ne pas te troubler les idées. Revenons-en plutôt à Pera, la « Cité des Âmes Perdues », si l’on veut, qui est la destination de la caravane. Je préfère chevaucher plutôt qu’aller à pied et je te propose de louer le moyen de transport le plus confortable que pourra nous fournir le maître de caravane.
— C’est une excellente idée. Seulement, je…
Anacho fit claquer ses doigts.
— Ne t’inquiète de rien. Je suis, pour le moment tout au moins, favorablement disposé envers toi et envers ce garçon. Vous êtes aimables et respectueux, vous vous en tenez à votre condition. Aussi…
Traz se leva.
— J’ai porté Onmale ! fit-il d’une voix haletante. Comprends-tu cela ? Crois-tu que j’ai oublié de me munir de sequins en quittant la tribu ? (Il jeta sur la table un sac de forme allongée.) Nous ne dépendons pas de tes bontés, Homme-Dirdir !
— À ton gré, fit Anacho en adressant un regard intrigué à Reith, qui reprit la parole :
— N’ayant pas de sequins, quant à moi, c’est avec joie que j’accepte ce qui m’est proposé, que cela vienne de l’un comme de l’autre.
La salle commune s’était peu à peu remplie. Il y avait là des conducteurs, des porteurs d’armes, les trois Ilanths qui bombaient le torse, le maître de caravane et d’autres encore. Tout le monde réclamait à manger et à boire. Dès que le maître de caravane se fut restauré, Anacho, Reith et Traz s’approchèrent de lui pour lui demander de les conduire à Pera.
— Je veux bien à condition que vous ne soyez pas pressés, répondit le maître de caravane. Nous attendrons l’arrivée de la caravane d’Aig-Hedajha, qui descend du nord avant de reprendre la route, via Golsse. Si vous êtes pressés, il vous faut prendre d’autres dispositions.
Reith, qui s’inquiétait pour sa vedette, aurait souhaité faire le voyage plus rapidement, mais, faute d’autres possibilités, il lui fallut bien se résoudre à calmer son impatience.
Il n’était pas seul à être impatient. Deux femmes en longue robe noire, chaussées de souliers rouges, se dirigèrent vers leur table. Reith reconnut l’une d’elles : c’était celle qu’il avait remarquée à l’arrière du char. Sa compagne, plus mince et, plus grande, avait un teint plombé, presque cadavérique. Il y avait dans sa voix grinçante une colère contenue – ou, peut-être, une hostilité permanente :
— Combien de temps allons-nous piétiner ici, maître Baojian ? Le conducteur nous apprend que nous allons peut-être nous morfondre ici pendant cinq jours ?
— C’est là une évaluation correcte.
— Mais c’est impossible ! Nous arriverons trop tard au Séminaire !
Baojian, le maître de caravane, répondit sur un ton professionnel :
— Nous attendons une caravane du nord pour effectuer le transbordement. Nous partirons aussitôt après.
— Nous ne pouvons pas perdre autant de temps. Il faut que nous nous rendions à Fasm pour des affaires de la plus haute importance.
— Je vous assure, mère vénérée, que je vous conduirai à votre Séminaire avec toute la diligence possible.
— Le délai est trop long. Il faut que vous nous y emmeniez sur-le-champ ! gronda d’une voix rauque la matrone à face de marbre que Reith avait aperçue précédemment.
— Ce n’est malheureusement pas possible, répliqua Baojian avec vivacité. Désirez-vous me parler d’autre chose ?
Sans un mot de plus, les deux femmes s’éloignèrent pour s’installer à une autre table.
— Qui sont-elles ? demanda Reith, incapable de refréner sa curiosité.
— Des prêtresses du Mystère Féminin. Ne connais-tu pas ce culte ? Il existe partout. De quelle région de Tschaï es-tu donc originaire ?
— Je suis né dans une contrée lointaine. Qui est cette jeune personne qu’elles gardent en cage ? Une prêtresse, elle aussi ?
Baojian se leva.
— C’est une esclave. De Charchan, sans doute. Elles la conduisent à Fasm pour les rites triennaux. Cela ne me regarde pas. Moi, je suis caravanier. Je fais la navette entre Coad sur le Dwan et Tosthanag au bord de l’océan Schanizade. Quant à ceux que je transporte, leur destination, les raisons de leurs déplacements… (Il haussa les épaules et ses lèvres se plissèrent.) Prêtresse ou esclave, Homme-Dirdir, nomade ou hybride échappant à toute classification : pour moi, c’est tout un.
Et, avec un sourire sec, Baojian s’en fut.
Les trois hommes regagnèrent leur table.
Anacho regarda Reith en fronçant les sourcils d’un air rêveur.
— Curieux… Vraiment curieux !
— Qu’est-ce qui est curieux ?
— Ton équipement bizarre, aussi perfectionné que le matériel des Dirdir. Ton costume à la coupe insolite. Ton étrange ignorance et ta non moins étrange compétence. On dirait presque que tu es réellement ce que tu prétends être : un homme venu d’un monde lointain, ce qui est absurde, naturellement.
— Je n’ai jamais prétendu une chose pareille.
— Ce jeune garçon l’a dit.
— Eh bien, c’est une affaire à débattre entre vous deux.
Reith se tourna vers les prêtresses, qui mangeaient leur soupe d’un air maussade. Bientôt, elles furent rejointes par deux de leurs consœurs, qui encadraient la jeune captive. Les deux premières rapportèrent aux nouvelles venues la conversation qu’elles avaient eue avec le maître de caravane à grand renfort de bougonnements, de bras levés au ciel et de coups d’œil amers jetés derrière leurs épaules. La jeune captive était immobile, l’air abattu, les mains sur les genoux. Il fallut que l’une des prêtresses lui envoyât une bourrade en lui désignant son écuelle pour qu’elle se décidât à manger avec des gestes apathiques.
Reith était incapable de détourner les yeux de la jeune fille. C’était une esclave, songea-t-il avec une soudaine excitation. Les prêtresses la mettraient-elles en vente ? Il y avait de grandes chances que non. Cette extraordinaire beauté était vouée à un destin extraordinaire. Reith soupira, tourna la tête et remarqua que d’autres – à savoir les Ilanths – n’étaient pas moins fascinés que lui. Ils roulaient de gros yeux, tiraillaient leurs moustaches, parlaient à voix basse et riaient avec une telle grivoiserie que Reith en fut choqué. Ne se rendaient-ils pas compte qu’un sort tragique attendait la jeune fille ?
Les prêtresses se levèrent et, jetant des coups d’œil féroces à droite et à gauche, elles sortirent en entraînant la jeune fille. Pendant un temps, elles marchèrent de long en large dans l’arène, houspillant leur prisonnière quand celle-ci ralentissait le pas. Les Ilanths sortirent à leur tour et s’accroupirent, adossés au mur du caravansérail. Ils avaient troqué leurs coiffures de guerre à crânes humains pour des faluches de velours marron et chacun arborait une mouche vermillon sur ses joues jaune citron. Ils croquaient des noisettes dont ils jetaient les coquilles dans la poussière sans quitter la jeune fille des yeux. Tout en échangeant des propos en l’air, ils se lançaient des défis cauteleux et, finalement, l’un d’eux se leva, se mit nonchalamment en marche et, pressant soudain l’allure, rejoignit les prêtresses. Il dit quelque chose à la fille, qui le regarda d’un air inexpressif. Les prêtresses firent halte et se retournèrent. La plus grande leva le bras, pointa l’index vers le ciel et gourmanda vertement l’Ilanth, qui, un sourire insolent aux lèvres, ne se laissa pas intimider. Il ne remarqua pas que l’autre prêtresse, la grosse, s’approchait de lui. Elle le gifla férocement. Il tomba mais se releva aussitôt en jurant. La prêtresse avança, en souriant. Il leva le poing mais elle se jeta sur lui, l’étourdit d’un coup de tête, le souleva et, bandant ses abdominaux, le projeta au loin. Elle avança encore et le bourra de coups de pied, bientôt rejointe par ses consœurs. L’Ilanth réussit finalement à rompre le cercle de ses assaillantes ; il s’éloigna en rampant et se redressa. Il injuria les prêtresses, leur cracha au visage, puis battit promptement en retraite auprès de ses camarades, qui le huaient.
Les prêtresses continuèrent de faire les cent pas tout en jetant de temps à autre un coup d’œil du côté des trois Ilanths. Le soleil à son déclin étirait les ombres sur le sol. Des collines descendit une troupe de gens en haillons, dont certains d’une taille inférieure à la normale ; ils avaient la peau blanche, des cheveux d’un brun doré, des traits secs et acérés, de petits yeux bridés. Les hommes commencèrent à frapper sur des gongs tandis que les femmes se mettaient à danser d’un curieux pas sautillant, avançant et reculant avec une rapidité d’insecte. Des enfants rabougris, vêtus en tout et pour tout d’une sorte de poncho, allaient et venaient parmi les voyageurs en agitant une sébille. Les voyageurs secouaient couvertures et châles ; les étoffes orange, jaunes, rouille et marron claquaient au vent venu des hauteurs. Les prêtresses et la jeune esclave se retirèrent dans le pavillon bardé de fer.
Le soleil disparut derrière les hauteurs et le crépuscule s’abattit sur le caravansérail, où le calme revint peu à peu. De faibles lumières scintillaient derrière les fenêtres des maisons ambulantes. Au delà de la ceinture de rochers, la steppe, que cernait une auréole prune, dernier souvenir du jour, était sombre.
Reith avala une écuelle de goulasch à l’odeur forte, accompagnée d’une tranche de pain grossier et d’une assiette de confiture, en guise de souper. Traz alla regarder des joueurs qui avaient entamé une partie. Anacho était invisible. Reith sortit de la taverne et se perdit dans la contemplation des étoiles. Quelque part au milieu de ces constellations inconnues devait briller Céphée, minuscule étoile à l’éclat pâle. Comme elle se trouvait de l’autre côté du soleil, elle était indétectable à l’œil nu. Sol, qui se trouvait à deux cent douze années-lumière, était indécelable : rien qu’un astre de dixième ou de douzième magnitude. Reith, quelque peu démoralisé, détourna son regard du firmament.
Les prêtresses, assises devant leur char, bavardaient à voix basse entre elles. L’esclave était dans la cage. Poussé par une force dépassant presque sa volonté, Reith contourna le campement, s’approcha du véhicule et jeta un coup d’œil dans la cage.
— Hep ! Jeune fille ! Jeune fille !…
Elle se retourna, le regarda mais n’ouvrit pas la bouche.
— Viens par ici que je puisse te parler.
Elle traversa lentement la cage afin de le scruter.
— Qu’est-ce qu’elles te veulent ? s’enquit Reith.
— Je ne sais pas. (Sa voix était à la fois rauque et douce.) Elles m’ont enlevée à Cath, chez moi, m’ont embarquée dans le vaisseau et mise en cage.
— Pourquoi ?
— Parce que je suis belle. Du moins, on le dit… Chut ! Elles nous ont entendus ! Cache-toi !
Reith, qui avait le sentiment d’agir comme un poltron, se laissa tomber à genoux. La jeune fille resta debout, étreignant les barreaux de la cage. Une prêtresse s’approcha, jeta un coup d’œil à l’intérieur et, ne voyant rien, retourna auprès de ses consœurs.
— Elle est partie, annonça la jeune fille dans un souffle.
Reith se releva avec l’impression de se conduire un peu comme un imbécile.
— Désires-tu quitter cette cage ?
Ce fut presque avec indignation qu’elle répondit :
— Bien sûr ! Je ne veux pas participer à leurs rites. Elles me détestent. Parce qu’elles sont d’une telle laideur ! (Baissant les yeux, elle étudia Reith qu’éclairait la lumière vacillante qui tombait de la fenêtre la plus proche.) Je t’ai aperçu tout à l’heure, dit-elle. Tu étais au bord de la piste.
— Oui. Moi aussi, je t’ai remarquée.
Elle tourna la tête.
— Les voilà qui reviennent. Tu ferais mieux de partir.
Reith s’éloigna. De l’autre côté de la cour, il vit la prêtresse faire entrer la jeune fille à l’intérieur de la maison ambulante. Alors, il revint dans la salle commune et regarda les joueurs pendant quelque temps. Les uns étaient engagés dans une sorte de partie d’échecs qui se jouait avec sept pièces sur un échiquier de quarante-neuf cases ; d’autres manipulaient un disque et des jetons marqués d’un chiffre – cela paraissait extrêmement compliqué ; d’autres encore jouaient aux cartes. Une cruche de bière circulait de main en main. Les femmes des tribus des plateaux allaient et venaient, demandant l’aumône. Quelques querelles de peu de conséquence éclataient parfois. L’un des caravaniers sortit une flûte, un deuxième un luth et un troisième un long tube de verre aux sonorités graves. Ils se mirent à jouer une musique qui fascina Reith, ne serait-ce qu’à cause de l’étrangeté de sa structure mélodique. Traz et l’Homme-Dirdir avaient depuis longtemps regagné leur chambre. Reith ne tarda pas à imiter leur exemple.